Interview de Vladimir Durán : l’incroyable histoire de La Paga, premier film du Colombien Ciro Durán

Ciro Durán (1937-2022), figure mythique du cinéma colombien, avait perdu la trace de son tout premier film. Son fils, Vladimir Durán, lui-même cinéaste, raconte dans cet entretien comment il a réussi, en équipe, à retrouver une copie de La Paga (1962), projeté à Cannes Classics dans ce qui s’apparente à une avant-première mondiale.

La Paga est le premier film de votre père. Dans quel contexte l’a-t-il tourné ?

La Paga est un film autoproduit par mon père en 1962, alors qu’il avait 23 ans. Il était arrivé au Venezuela en 1959, juste après le triomphe de la Révolution cubaine et la prise de La Havane. C’était une époque de grand espoir pour la jeunesse d’Amérique latine.

Il venait d’un village traditionnel et catholique en Colombie, près de la frontière vénézuélienne. Après des études de biochimie à l’Université nationale de Bogotá, il développe une passion pour le théâtre et la pensée existentialiste, qui le bouleversent profondément. À la mort de son père, il se sent libre de se consacrer pleinement au cinéma.

Il part alors s’installer au Venezuela, un pays cosmopolite et prospère à l’époque, où il s’intègre à un cercle d’intellectuels. Il suit des cours de théâtre avec Román Chalbaud, figure majeure du théâtre vénézuélien des années 1950-1960, et s’engage dans les syndicats de l’industrie cinématographique locale. Finalement, il retourne dans les Andes colombiennes, non loin de son village natal, pour tourner ce premier film.

Quelles étaient ses influences ?

Il réalise ce film au montage très dialectique, fortement influencé par les classiques du cinéma soviétique, qu’il regardait assidûment à la cinémathèque. Avec Marina Gil, la mère de son premier fils, ils conçoivent le film comme une œuvre coopérative, en collaboration avec les acteurs et les techniciens.

Comme beaucoup d’autres à l’époque, le film est jugé subversif par la censure, et il n’a pu être projeté qu’une seule fois, à Caracas. Peu après, il est emprisonné pendant un peu moins d’un an en raison de ses engagements politiques.

« J’ai découvert un film très précis, avec l’archétype du paysan, du chef politique, très influencé par le montage soviétique, le travail de la terre, les conditions d’exploitation, les relations hommes-femmes. Un film féministe avant l’heure. »

Qu’est-il advenu du film ?

Après cette période, mon père rentre en Colombie pour produire et réaliser un western à gros budget. Il considérait que La Paga (qui signifie « la paye ») était un film perdu.

Il est décédé en 2022. À l’approche de sa mort, mes frères et moi avons passé beaucoup de temps à ses côtés. Nous avons longuement échangé sur son cinéma, sa vision politique, sa vie. C’était un moment très fort. L’idée de retrouver La Paga est née à ce moment-là.

Comment s’est déroulée la restauration du film ?

Ma grande sœur, Esther Durán Gil — à qui cette restauration est dédiée, car elle est malheureusement décédée — était vénézuélienne. Nous avons lancé des recherches avec la Cinémathèque du Venezuela, qui a vraiment collaboré et retrouvé une copie dans ses archives.

Ramener cette copie en Colombie n’a pas été simple. J’ai bénéficié d’une aide du Fonds du cinéma colombien, et j’ai noué un partenariat avec la Fondation du patrimoine filmique colombien. Ce sont eux qui ont pris en charge la restauration, sous ma coordination, et en coproduction avec ma mère, Joyce Ventura, qui a produit tous les films de mon père, à l’exception de celui-ci.

Le processus a été long, car les négatifs étaient en très mauvais état. Mais le résultat est magnifique : une restauration numérique en 4K. Cette projection à Cannes Classics est quasiment une première mondiale.